Trente-huit
La nouvelle ne parut surprendre personne. Aaron porta un toast au petit déjeuner puis retourna travailler dans la bibliothèque de First Street où, à la demande de Rowan, il répertoriait les livres rares.
Le gentil Ryan aux yeux bleus si froids vint serrer la main de Michael le mardi après-midi. En quelques mots sympathiques, il ne cacha pas qu’il était impressionné par les réalisations de Michael, ce qui induisait qu’une enquête avait été menée sur lui, exactement comme on enquête dans une société sur un candidat à un poste.
— Évidemment, mener une enquête sur le fiancé de l’héritière Mayfair est une chose très délicate, admit-il finalement. Mais, vous savez, je n’ai pas eu le choix…
— Ce n’est pas grave, dit Michael en riant. S’il y a quoi que ce soit que vous aimeriez savoir et que vous n’avez pas trouvé, demandez-moi. Ce sera plus simple.
— Eh bien, pour commencer, comment avez-vous fait pour réussir sans commettre de crime ?
Michael rit de bon cœur.
— Quand vous verrez cette maison dans un ou deux mois, vous comprendrez, répondit-il.
Mais il n’était pas stupide au point de croire que sa modeste fortune avait impressionné l’homme. Qu’étaient quelques millions en valeurs de premier ordre comparés à l’héritage Mayfair ? Non, Ryan faisait plutôt allusion au fait que Michael avait commencé très bas, c’est-à-dire de l’autre côté de Magazine Street.
Ils firent quelques pas ensemble sur la pelouse fraîchement tondue. Les plates-bandes d’origine avaient retrouvé leur place, ainsi que les petites statues grecques aux quatre coins de la cour.
Le tracé d’origine du jardin avait été intégralement reconstitué. La longue forme octogonale de la pelouse était la même que celle de la piscine. Les dalles parfaitement carrées avaient été posées en losanges jusqu’aux balustrades en pierre à chaux qui partageaient le patio en rectangles et bordaient les chemins qui se croisaient à angle droit, encadrant à la fois le jardin et la maison, Les vieux treillages marquant les portes avaient été remis d’aplomb. Repeintes en noir, les rampes ouvragées en fer forgé montraient à nouveau leurs fioritures et leurs rosettes.
Béatrice, impressionnante avec son grand chapeau rose et ses grandes lunettes carrées cerclées d’argent, retrouva Rowan à 2 heures de l’après-midi pour discuter des détails du mariage, Rowan avait fixé la date au samedi en huit.
— Moins de quinze jours ! s’était écriée Béatrice, dans tous ses états.
Impossible ! Il fallait tout faire dans les règles de l’art. Rowan ne comprenait-elle pas la signification de ce mariage pour la famille ? Ceux d’Atlanta et de New York voudraient certainement être de la fête.
Il fallait remettre au dernier samedi d’octobre. D’ailleurs, la rénovation de la maison serait terminée et tout le monde serait heureux de voir le résultat.
Rowan avait cédé, Michael et elle pourraient sûrement attendre jusque-là, d’autant qu’ainsi ils passeraient leur nuit de noces dans la maison et que la réception s’y tiendrait aussi.
Michael était d’accord : cela lui donnait huit bonnes semaines pour que la maison ait l’air de quelque chose. Au moins, le rez-de-chaussée et les chambres de devant seraient terminés.
— Ça fera deux bonnes raisons de faire la fête, conclut Béa. Votre mariage et la réouverture de la maison. Mes chéris, vous allez faire un plaisir immense à tout le monde.
Oui, tous les Mayfair de la création seraient invités. Béatrice dressa une liste des traiteurs puis estima que l’on pouvait inviter un millier de personnes en plantant des tentes au-delà de la piscine et sur la pelouse. Aucun souci à se faire. Les enfants auraient le droit de se baigner, n’est-ce pas ? Oui, ce serait comme dans l’ancien temps, à l’époque de Mary Beth. Rowan aimerait-elle avoir des vieilles photos des dernières réceptions données avant la mort de Stella ?
— Nous réunirons toutes les photos pour la réception, dit Rowan. Nous les exposerons pour que tout le monde puisse en profiter.
— Ce sera merveilleux !
Soudain. Béatrice tendit le bras et saisit la main de Michael.
— Puis-je vous poser une question, chéri, maintenant que vous faites partie de la famille ? Pourquoi diable portez-vous ces affreux gants ?
— Je vois des choses quand je touche les gens, dit-il avant de pouvoir se retenir.
Les grands yeux gris de Béatrice s’élargirent.
— Oh, comme c’est étrange ! Vous savez que Julien avait ce pouvoir ? C’est ce qu’on m’a toujours dit. Et Mary Beth aussi. S’il vous plaît, permettez-moi…
Elle commença à retrousser le gant, ses longs ongles roses griffant un peu la peau de Michael.
Je peux ? Cela ne vous dérange pas ?
Elle ôta complètement le gant et le tint en l’air avec un sourire triomphant mais innocent.
Il ne fit pas un geste. Il resta passif, la main ouverte et les doigts légèrement recourbés. Il la regarda poser sa main sur la sienne puis la referma. Un tas d’images sans queue ni tête affluèrent dans son esprit. Il ne capta rien de précis à part une atmosphère, une ambiance saine. Comme un rayon de soleil et de l’air frais et une impression très nette d’innocence. « Pas l’une des leurs. »
— Qu’avez-vous vu ? demanda-t-elle.
— Rien, dit-il en retirant sa main. Cela signifie une bonté et un bonheur absolus. Ni misère, ni maladie, rien du tout.
— Vous êtes un amour, dit-elle, livide et sincère. Elle se pencha pour l’embrasser. Mais comment avez-vous fait pour dénicher une crème d’homme pareille, Rowan ?
Sans attendre la réponse, elle ajouta :
— Je vous aime beaucoup tous les deux. Vous êtes le couple le plus adorable que je connaisse. Vous, avec vos yeux bleus, Michael, et vous avec votre délicieuse voix caramélisée, Rowan !
— Puis-je vous embrasser sur la joue, Béatrice ? demanda tendrement Michael.
— Vous êtes un sacré type, dit-elle avec un geste théâtral. Allez-y !
Elle ferma les yeux et les rouvrit en arborant un sourire radieux.
Rowan souriait, amusée. Il fallait maintenant que Béatrice l’emmène en ville au bureau de Ryan. Encore de ces interminables questions juridiques à régler. Elles s’en allèrent.
Michael se rendit compte que son gant était tombé dans l’herbe. Il se pencha pour le ramasser et le remit.
« Pas l’une des leurs. »
Mais d’où venait cette voix ? Qui lui avait fourni cette information ? Peut-être était-ce simplement qu’il commençait à assimiler les leçons d’Aaron ? Pouvoir poser des questions, par exemple.
Il leva lentement les yeux. Il devait y avoir quelqu’un sous le porche latéral, dans l’ombre, qui le regardait. Mais il ne vit rien d’autre que les peintres travaillant sur le fer forgé. Le porche était splendide, dépouillé de sa vieille porte-moustiquaire et de ses rampes de fortune en bois. Il formait une sorte de pont entre le long salon et la magnifique pelouse.
Et c’était là qu’ils allaient se marier… Comme pour exprimer leur satisfaction, les grands lagerstroemias se mirent à danser dans la brise, leurs ravissantes fleurs roses remuant gracieusement contre le ciel bleu.
Lorsqu’il rentra à l’hôtel, dans l’après-midi, une enveloppe l’attendait de la part d’Aaron. Il la déchira en montant à sa suite et, une fois la porte refermée sur le monde extérieur, il en sortit une photo brillante en couleurs.
Dans une obscurité divine, œuvre de Rembrandt, une ravissante femme aux cheveux bruns le regardait. Elle semblait vivante et avait le même sourire que celui qu’il venait de voir sur le visage de Rowan. L’émeraude Mayfair brillait de tous ses feux dans ce crépuscule magistral. L’illusion était si intense qu’il avait l’impression que le papier allait se dissoudre pour ne laisser que le visage, flottant dans l’air, aussi translucide qu’un fantôme.
Était-ce sa Deborah, la femme qu’il avait aperçue dans ses visions ? Il ne savait pas. Il étudia longuement la photo mais elle ne lui disait rien.
— Que voulez-vous de moi ? murmura-t-il.
Quelqu’un lui avait pourtant dit quelque chose, un peu plus tôt, quand il avait touché la main de Béatrice. Quelqu’un avait utilisé le pouvoir dans un but précis. Ou était-ce simplement sa voix intérieure qui avait parlé ?
Il enleva ses gants, comme il le faisait toujours, maintenant, quand il était seul dans sa suite. Il prit son stylo et son carnet et commença à écrire.
« Je pense que c’était effectivement une utilisation du pouvoir car les images avaient moins d’importance que le message. Je ne sais pas si cela s’est déjà produit, même quand j’ai touché les bocaux. Les messages étaient mêlés aux images et Lasher me parlait directement. Mais tout était mélangé. C’était plutôt différent. »
Et s’il touchait la main de Ryan ce soir, au dîner, pendant qu’ils seraient tous réunis à table, au Caribbean Room ? Que lui dirait la voix intérieure ? Pour la première fois, il était impatient d’utiliser le pouvoir. Peut-être parce que la petite expérience avec Béatrice s’était bien passée.
Il aimait bien Béatrice et il n’avait peut-être vu que ce qu’il voulait voir : un être humain ordinaire faisant partie de cette réalité qui comptait tant pour Rowan et lui.
Je me marie le 1er novembre ! Mon Dieu, il faut que j’appelle tante Viv. Elle serait tellement déçue si je ne le faisais pas.
Il posa la photo sur la table de chevet de Rowan pour qu’elle la voie et aperçut une jolie fleur posée là. Une fleur blanche qui ressemblait à un lys mais avait quelque chose de différent. Il la prit et l’examina en tâchant de comprendre ce qu’elle avait de particulier. Il se rendit compte qu’elle était bien plus grande que les lys qu’il connaissait et que ses pétales avaient l’air fragiles.
Jolie fleur. Rowan avait dû la cueillir en revenant de la maison. Il passa dans la salle de bains, remplit un verre d’eau, plaça le lys dedans et remit le verre sur la table de chevet.
Bien longtemps après le dîner, seul dans sa suite avec ses livres, il s’aperçut qu’il n’avait pas pensé à toucher la main de Ryan. Ce dîner avait été un excellent moment. Le jeune Pierce avait régalé l’assistance de vieilles légendes de La Nouvelle-Orléans, dont Michael se souvenait bien mais que Rowan ne connaissait pas, et à raconter des anecdotes sur divers cousins.
Ce dîner lui avait agréablement rappelé celui qui avait réuni sa mère, sa tante et lui dans ce même restaurant, lorsqu’il était petit garçon, lors d’une visite de tante Viv.
Tante Viv arrivait avant la fin de la semaine suivante. Elle était très désemparée mais tenait à venir.
Vers minuit, il laissa ses livres d’architecture et entra dans la chambre au moment où Rowan éteignait la lumière.
— Rowan, si tu voyais cette chose, tu me le dirais, n’est-ce pas ?
— De quoi parles-tu, Michael ?
— Si tu voyais Lasher, tu me le dirais tout de suite ?
— Bien sûr. Pourquoi me poses-tu cette question ? Tu ne peux pas laisser tes livres et venir te coucher ?
Il vit que la photo de Deborah avait été posée contre le pied de la lampe et que le beau lys blanc était devant.
— Elle était belle, n’est-ce pas ? reprit Rowan. Je suppose que rien au monde ne pourrait convaincre le Talamasca de se défaire du tableau.
— Je ne sais pas. Probablement que non. Tu sais, cette fleur est extraordinaire. Cet après-midi, quand je l’ai mise dans l’eau, j’aurais juré qu’elle n’avait qu’un bouton. Maintenant elle en a trois. Je ne les avais même pas remarqués.
Rowan eut l’air étonnée. Elle tendit la main, sortit la fleur de l’eau avec précaution et l’examina.
— C’est quelle sorte de fleur ?
— C’est une variété de lys. Mais, normalement, elle ne fleurit jamais à cette saison. Où l’as-tu trouvée ?
— Moi ? Mais je ne l’avais jamais vue.
— Je pensais que tu l’avais cueillie quelque part.
— Mais non !
Leurs yeux se rencontrèrent. Elle fut la première à détourner son regard. Elle haussa les sourcils puis hocha la tête et remit le lys dans le verre.
— Ce doit être un cadeau.
— Pourquoi tu ne la jettes pas ?
— Ne t’énerve pas, Michael. Ce n’est qu’une fleur. C’est le genre de petit tour dont il est friand, tu te rappelles ?
— Je ne m’énerve pas, Rowan. C’est juste qu’elle commence déjà à se faner. Regarde, elle devient toute marron. Je n’aime pas ça.
— D’accord, dit-elle calmement. Jette-la. Mais ne t’inquiète pas.
— Bien sûr que non. Pourquoi s’inquiéter ? Il s’agit juste d’un démon tricentenaire qui est doté d’un esprit et qui peut faire voler les fleurs. Est-ce que je devrais vraiment me réjouir pour un lys étrange qui sort de nulle part ? Il l’a sans doute fait pour Deborah. Quelle délicate attention !
Il se retourna et regarda à nouveau la photo. Comme une centaine de sujets peints par Rembrandt, sa Deborah semblait le regarder droit dans les yeux.
Il fut étonné d’entendre Rowan rire.
— Tu sais que tu es adorable quand tu te mets en colère ? dit-elle. Mais ton explication est probablement la bonne.
Il emporta le lys dans la salle de bains et le jeta dans la poubelle.
Quand il revint, Rowan l’attendait les bras croisés, l’air serein et une invitation dans le regard. Il ne repensa même pas à ses livres dans le salon.
Le lendemain soir, il se rendit seul à pied à First Street. Rowan était sortie avec Cecilia et Clancy Mayfair pour faire le tour des avenues à la mode de la ville.
La maison était calme et vide, Eugenia passant la soirée avec ses deux fils et leurs enfants. Il avait la maison pour lui tout seul.
Il alla dans le salon et observa pendant un long moment son propre reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée, le bout incandescent de sa cigarette luisant comme une luciole dans l’obscurité.
Une maison comme celle-ci n’est jamais silencieuse, songea-t-il en écoutant les craquements des chevrons et des planchers. Celui qui ne connaissait pas la maison aurait juré que quelqu’un marchait à l’étage supérieur ou que quelqu’un venait de fermer une porte dans la cuisine. Et puis il y avait ce bruit étrange, comme les pleurs d’un bébé tout au loin.
Michael revint lentement sur ses pas en traversant la salle à manger et la cuisine sombre puis sortit par les portes-fenêtres. Une lumière douce baignait la nuit autour de lui. Elle provenait des lanternes de la cabane et des spots immergés dans la piscine.
La piscine, entièrement retapée, était remplie à ras bord. Elle faisait très luxueuse avec son long octogone d’eau bleue scintillant de mille feux.
Il s’agenouilla et trempa sa main dans l’eau. Un peu trop chaude pour ce début de septembre, mais agréable pour se baigner la nuit.
Une pensée lui traversa l’esprit. Pourquoi ne pas piquer une petite tête maintenant ? Il se ravisa, se disant que le tout premier plongeon dans la piscine était un moment à partager avec Rowan. Et puis, à quoi bon ? Rowan s’amusait bien avec Cecilia et Clancy et l’eau était si tentante ! Il ne s’était pas baigné dans une piscine depuis des années.
Il jeta un regard en arrière vers les quelques fenêtres éclairées se dessinant sur le mur violet de la maison. Personne ne pouvait le voir. Il se déshabilla entièrement et plongea sans réfléchir.
Comme la vie était belle ! Il descendit jusqu’au fond de la piscine et se retourna pour regarder la surface vue d’en dessous.
Puis, après une impulsion sur le sol, il se laissa remonter et se mit à nager comme un petit chien en regardant les étoiles. Soudain, il entendit du bruit tout autour de lui. Des rires, des gens parlant fort, s’interpellant joyeusement et, en bruit de fond, la plainte enlevée d’un orchestre de jazz.
Il se retourna, surpris, et découvrit que la pelouse était éclairée de lanternes et couverte de monde. Partout, de jeunes couples dansaient sur les dalles ou sur l’herbe. Chaque fenêtre était illuminée. Un jeune homme en smoking plongea juste devant lui en l’éclaboussant.
Sa bouche se remplit d’eau. Le bruit était assourdissant. A l’autre extrémité de la piscine se tenait un vieil homme en queue-de-pie et cravate blanche.
— Michael ! cria-t-il. Revenez tout de suite, avant qu’il ne soit trop tard !
Accent britannique. C’était Arthur Langtry. Michael se mit à nager rapidement vers lui mais, avant d’avoir fait trois brasses, il perdit son souffle. Il ressentit une terrible douleur dans les côtes et vira pour atteindre le côté du bassin.
Lorsqu’il attrapa le bord, la nuit était vide et tranquille.
Pendant une seconde, il n’eut aucune réaction. Il resta là, pantelant, essayant de contrôler ses battements cardiaques et attendant que la douleur s’estompe. Ses yeux scrutèrent le patio vide, les fenêtres et la pelouse déserte.
Il essaya de se hisser hors de l’eau mais son corps était terriblement lourd et froid. Une fois sorti, il resta debout, tremblant, puis se dirigea vers la cabane où il prit la serviette sale qu’il avait utilisée dans la journée. Il se frictionna fébrilement, retourna dehors et contempla encore une fois le jardin désert et la maison obscure. Les murs violets avaient exactement la même couleur que le ciel crépusculaire.
Sa respiration bruyante était le seul bruit perçant le silence. La douleur avait disparu et, lentement, il s’efforça d’avaler plusieurs grandes bouffées d’air.
Avait-il peur ? Était-il en colère ? Honnêtement, il l’ignorait. Il était sans doute en état de choc. Et encore… Il se sentait capable de piquer un sprint, en tout cas, mais commençait à avoir mal à la tête. Il ramassa ses vêtements et se rhabilla, sans hâte.
Pendant un long moment, il resta assis sur le banc en fer, fumant une cigarette et essayant de se rappeler exactement ce qu’il avait vu. La dernière réception de Stella. Arthur Langtry.
Encore un petit tour de Lasher ?
Au loin, parmi les camélias situés au-delà de la pelouse, il crut voir quelque chose bouger. Un écho de pas. Mais ce n’était qu’un promeneur nocturne.
Il écouta jusqu’à ce que les pas s’éloignent puis entendit un train passer, exactement comme dans Annunciation Street quand il était enfant. Et encore les pleurs de bébé. Non, c’était le sifflement du train.
Il se leva, écrasa sa cigarette et rentra dans la maison.
— Tu ne me fais pas peur, dit-il d’un ton désinvolte. Et je ne crois pas que c’était Arthur Langtry.
Quelqu’un avait-il soupiré dans le noir ? Il se retourna. La salle à manger était complètement vide. Il reprit son chemin, ponctuant le silence du bruit de ses pas.
Rentré à l’hôtel, il appela Aaron du salon et l’invita à descendre boire un verre au bar. C’était un endroit très confortable aux petites tables éclairées d’une lumière tamisée et où les clients étaient rares.
Ils prirent une table dans un coin. Après un demi-verre de bière avalé en un temps record, Michael raconta à Aaron ce qui s’était passé et lui décrivit l’homme aux cheveux gris.
— Je n’ai pas envie d’en parler à Rowan, vous savez.
— Pourquoi ? demanda Aaron.
— Parce qu’elle ne veut pas savoir. Elle ne veut pas me voir bouleversé encore une fois. Cela la rend folle d’inquiétude. Elle essaie de se montrer compréhensive mais les événements ne l’affectent pas de la même façon que moi et elle se met en colère.
— Dites-lui simplement et calmement ce qui est arrivé. Ne réagissez pas d’une façon qui pourrait la bouleverser, sauf si c’est ce qu’elle réclame, bien entendu. Mais ne gardez aucun secret, Michael, surtout un secret comme celui-ci.
Michael resta silencieux un bon moment. Aaron avait presque terminé son verre.
— Aaron, ce pouvoir qu’elle possède… Y a-t-il une possibilité de le tester, ou de s’en servir, ou d’apprendre jusqu’où il va ?
Aaron hocha la tête.
— Oui, mais elle a l’impression de s’en être servie toute sa vie pour guérir. Et elle a raison. Quant à son aspect négatif, elle ne veut pas le développer, elle veut le maîtriser complètement.
— Oui, mais vous croyez qu’elle aurait envie de jouer un peu avec, de temps en temps ? Dans des conditions de laboratoire, par exemple ?
— Avec le temps, peut-être. Pour l’instant, je crois qu’elle est trop absorbée par son idée de centre médical. Comme vous l’avez dit, elle veut être avec sa famille et réaliser ses projets. Et je dois admettre que ce Mayfair Médical est une idée extraordinaire. Je crois que Mayfair & Mayfair est impressionné mais qu’il répugne à l’exprimer.
Aaron termina son verre de vin.
— Et vous ? reprit-il en faisant un geste vers les mains de Michael.
— Oh, ça va de mieux en mieux. J’enlève mes gants de plus en plus fréquemment. Je ne sais pas…
— Et pendant que vous nagiez ?
— Je les avais enlevés, je présume. Je n’y ai même pas pensé. Je… Vous pensez qu’il y a un rapport ?
— Non, je ne crois pas. Mais je pense que vous avez raison de supposer que ce n’était peut-être pas Langtry. Ce n’est qu’une impression, mais je n’imagine pas que Langtry essaierait de communiquer de cette façon. Racontez tout à Rowan. Vous voulez qu’elle soit parfaitement sincère avec vous, n’est-ce pas ? Alors, dites-le-lui.
Michael savait qu’Aaron avait raison. Il était habillé pour le dîner et attendait dans le salon de la suite quand Rowan arriva. Il lui tendit un verre et lui raconta l’incident de la façon la plus concise possible.
Tout de suite, il perçut son inquiétude. Elle était en quelque sorte déçue qu’un événement pénible vienne une nouvelle fois obscurcir l’idée fixe qu’elle avait que tout allait pour le mieux. Elle semblait muette. Elle s’assit sur le canapé à côté des paquets qu’elle avait rapportés. Elle ne toucha pas au verre.
— C’était encore un de ses tours, dit Michael. C’est l’impression que j’ai eue. Comme pour le lys. Nous devons continuer comme si de rien n’était.
C’était ce qu’elle voulait entendre, non ?
— Oui, c’est exactement ce que nous devons faire, dit-elle, légèrement irritée. Est-ce que ça… t’a choqué ? Je crois qu’un truc comme ça m’aurait rendue complètement folle.
— Non, dit-il. C’était atroce mais plutôt fascinant. Je crois que ça m’a mis en colère. J’ai eu… euh, une de ces petites crises…
— Michael !
— Non, non ! Rasseyez-vous, docteur Mayfair. Je vais bien. C’est juste que dans ce genre de situation je me sens horriblement fatigué. En fait, c’est peut-être simplement la peur. Quand j’étais gamin, je suis allé un jour aux montagnes russes de Pontchartrain Beach. Quand nous sommes arrivés tout en haut, je me suis dit que pour une fois je n’allais pas me contracter et simplement me laisser aller. Une chose très étrange s’est produite. J’ai ressenti les mêmes crampes dans mon estomac et mes côtes. C’était affreusement douloureux ! Comme si mon corps se crispait contre mon gré. C’est la même chose qui s’est passée dans la piscine.
Elle n’y comprenait rien. Elle était assise, bras croisés et lèvres serrées. Finalement, d’une voix d’outre-tombe, elle dit :
— Il y a des gens qui meurent d’une crise cardiaque sur les montagnes russes.
— Je ne vais pas mourir.
— Comment peux-tu en être si sûr ?
— Parce que je suis déjà mort une fois. Mon heure n’est pas encore arrivée.
Rowan eut un rire amer.
— Très drôle ! dit-elle.
— Je suis tout à fait sérieux.
— Ne va jamais plus là-bas seul. Ne lui donne plus une occasion de s’en prendre à toi.
— Rowan ! Cette créature ne me fait pas peur. En plus, j’adore aller là-bas et…
— Et quoi ?
— De toute façon, il va se montrer un jour ou l’autre.
— Et qu’est-ce qui te fait dire que c’était Lasher ? demanda-t-elle d’une voix calme. Et si c’était bien Langtry ? Et s’il voulait que tu me quittes ?
Michael eut un rire de dérision.
Rowan se leva et quitta la pièce. Il ne l’avait jamais vue se comporter ainsi. Elle réapparut un instant plus tard, sa sacoche en cuir noir à la main.
— Ouvre ta chemise, s’il te plaît.
Elle sortit son stéthoscope.
— Rowan ! Arrête ! C’est une plaisanterie ?
Elle se tenait devant lui, le stéthoscope à la main, et regardait le plafond. Puis elle posa les yeux sur lui et sourit.
— Nous allons jouer au docteur. D’accord ? Ouvre ta chemise.
— Seulement si tu ouvres la tienne, dit-il en obtempérant.
— Arrête d’essayer de me faire rire, Michael. Respire profondément.
Il fit ce qu’elle lui demandait.
— Alors, qu’est-ce que tu entends là-dedans ?
Rowan se redressa et rangea son instrument dans la sacoche. Elle s’assit à côté de lui et appuya ses doigts sur son poignet.
— Alors ?
— Tu as l’air de bien te porter. Je n’entends aucun murmure et je ne détecte ni problème congénital ni dysfonctionnement ni faiblesse d’aucune sorte.
— Ce bon vieux Michael Curry est en parfait état de fonctionnement ! Et ton sixième sens, qu’est-ce qu’il te dit ?
Elle posa ses mains sur le cou de Michael puis glissa ses doigts dans le col ouvert et caressa sa peau. C’était si doux et si différent de ses caresses habituelles qu’il en eut des frissons dans le dos et, aussitôt, le désir s’empara de lui.
Il était à deux doigts de se jeter bestialement sur elle et elle devait le sentir. Mais elle restait impassible. Ses yeux étaient vitreux et elle le regardait si calmement qu’il fut pris d’inquiétude.
— Rowan ? murmura-t-il.
Elle retira lentement ses mains, semblant redevenir elle-même, les posa sur les genoux de Michael puis les fit remonter lascivement jusqu’à sa braguette.
— Alors, que te dit ton sixième sens ? demanda-t-il encore, résistant à l’envie qui le démangeait de lui arracher ses vêtements.
— Que tu es l’homme le plus beau et le plus séduisant que j’aie jamais eu dans mon lit, dit-elle avec langueur. Que tomber amoureuse de toi était vraiment une excellente idée. Et que notre premier enfant sera incroyablement beau et fort. Voilà ce qu’il me dit.
— Tu te moques de moi ? Tu n’as pas vraiment vu ça ?
— Non, mais c’est ce qui va se produire. (Elle posa sa tête sur l’épaule de Michael.) Des choses merveilleuses vont nous arriver parce que nous allons les faire arriver. Si on commençait par aller au lit ?
A la fin de la semaine, Mayfair & Mayfair tint sa première réunion sérieuse concernant la création du centre médical. En accord avec Rowan, il fut décidé de réaliser parallèlement plusieurs études de faisabilité pour le centre, sa taille optimale et l’emplacement le plus approprié à La Nouvelle-Orléans.
Rowan s’attaqua à la lecture du montage technique des hôpitaux américains. Elle parla au téléphone pendant quatre heures avec Larkin, son ancien patron, et appela d’autres médecins du pays pour obtenir suggestions et idées.
Elle n’avait plus aucun doute que son rêve le plus grandiose allait pouvoir se réaliser en n’utilisant qu’une infime partie de son capital, ou même seulement ses intérêts. C’était du moins dans ces termes que Lauren et Ryan Mayfair en parlaient et c’était la bonne façon d’envisager la question.
— Et pourquoi pas, un jour, investir jusqu’à mon dernier sou dans la médecine ? dit Rowan en privé à Michael. Dans la création de vaccins, d’antibiotiques, de salles d’opération et de lits d’hôpital ?
La rénovation de la maison allait d’un si bon train que Michael avait le temps de visiter d’autres propriétés. A la mi-septembre, il acheta un énorme magasin sur Magazine Street, à quelques pâtés de maisons de First Street et de là où il était né. C’était un bâtiment d’origine, surmonté d’un appartement et bordé d’une galerie en fer forgé tout le long du trottoir.
Michael s’amusait follement. Le salon de First Street était presque terminé et un certain nombre de tapis chinois et de fauteuils français de Julien y avaient repris place. L’horloge de parquet fonctionnait à nouveau.
Tous les membres de la famille les suppliaient de quitter l’hôtel et de venir s’installer chez l’un ou l’autre jusqu’au mariage. Mais ils appréciaient trop leur immense suite sur Saint Charles Avenue.
Et puis, il y avait Aaron à l’étage supérieur et tous les deux l’aimaient vraiment beaucoup. Un jour sans un café, un verre ou une petite discussion avec lui manquait de charme. Et si un nouveau petit incident lui était arrivé, il n’en avait dit mot.
Béatrice et Lily Mayfair avaient entrepris Rowan sur le sujet du mariage en blanc à l’église Sainte Marie de l’Assomption. Apparemment, le testament exigeait un mariage catholique et une grande cérémonie semblait indispensable pour satisfaire le clan. Rowan parut heureuse de s’y résoudre.
De son côté, Michael était aux anges.
Il était encore plus emballé qu’il ne voulait bien l’avouer. Il n’aurait jamais imaginé qu’un événement aussi magique et traditionnel puisse se produire dans sa vie. C’était Rowan qui avait pris la décision et il n’avait cherché en aucune manière à l’influencer. Un mariage formel, en blanc, dans l’église où il avait été enfant de chœur, c’était inespéré !
Les jours se rafraîchirent et un bel automne parfumé s’installa sur la ville. Michael se rendit soudain compte qu’il allait passer son premier Noël avec Rowan dans la nouvelle maison. Ils allaient pouvoir décorer un immense sapin dans le salon ! Tante Viv s’était installée à La Nouvelle-Orléans et s’inquiétait pour ses effets personnels restés à San Francisco. Michael lui promettait chaque jour d’aller les y chercher. Il était heureux que tante Viv aime La Nouvelle-Orléans et les Mayfair.
Oui, ce serait un Noël qui dépasserait ses rêves les plus fous : une maison magnifique, un sapin splendide et un grand feu dans la cheminée de marbre.
Noël…
Inévitablement, le souvenir de Lasher lui revint à l’esprit : sa présence dans l’église, mélangée à l’odeur des aiguilles de sapin et des bougies, et le petit Jésus en plâtre souriant dans la mangeoire.
Pourquoi Lasher l’avait-il regardé avec tant de tendresse ce jour-là, près de la crèche ?
Pourquoi ça et pourquoi tout le reste ? La question restait entière.
Il n’obtiendrait peut-être jamais de réponse. Peut-être même avait-il déjà rempli, à son insu, la mission qu’on lui avait confiée en le ramenant à la vie ? Peut-être n’avait-elle jamais consisté en autre chose que revenir dans sa ville natale, aimer Rowan et être heureux ensemble dans cette maison ?
Mais ce ne pouvait être aussi simple. Cela n’aurait eu aucun sens. Ce serait un miracle si cet état de grâce durait toujours. Un miracle comme celui de la création de Mayfair Médical, du désir de Rowan d’avoir un enfant et du fait que cette maison serait bientôt à eux… Un miracle comme celui de voir un fantôme vous observer dans une église ou sous un lagerstroemia par une nuit froide.